"Le voyage est une espèce de porte par où l’on sort de la réalité comme pour pénétrer dans une réalité inexplorée qui semble un rêve." Guy de Maupassant
Avant d’arriver en Amazonie, la Bolivie n'avait nul besoin de me conquérir davantage, mes sens lui appartenaient déjà. Ses déserts dans le sud avaient su m'arrêter dans ma course folle au voyage fixant mes pieds et ma mémoire sur ces espaces hors de la terre. Très vite, je pris conscience des cordes qu'elle avait attachées pour me mettre à genou, faible et chétive que j’étais face à la puissance de ses couleurs, à la pureté de sa nature. Aucune laideur n'aurait pu occulter le souvenir de sa beauté, rien ne pouvait plus changer ma dépendance. Aucune beauté, de la même façon, n'aurait su me convaincre davantage et pourtant c'était avant, avant de quitter le froid des montagnes pour rejoindre l'humidité amazonienne, avant de plonger des sommets volcaniques aux abysses de la jungle.
Est-on jamais prêt à découvrir la vraie beauté ?
Là-bas, le long du fleuve Rosa, à quelques heures de Rurrenabaque caché dans le cœur de la pampa, m'attendait une autre partition de notes plus chaudes et sucrées, mais rythmées par une mélodie aussi ensorcelante que celle fredonnée par les flamants roses au-dessus du lagon bleu de Lipez. Cette fois, à l'envolée pourpre de ces oiseaux de feu se substitua une palette de carnaval. Depuis leur perchoir, un morceau de bois perdu parmi les feuillages et les lianes, des perroquets au ventre d'or et au plumage azur déployèrent leurs ailes dans un même tourbillon, le trait coloré déchirant le blanc encore vierge des nuages. Plus loin, se furent les toucans et leurs gueules tournesol qui s'échappèrent d'arbres géants pour s'élever au-dessus des paresseux acrobates qui sous leurs plumes défiaient la gravité, la tête en bas et les pattes accrochées à la cime.
De temps à autre, le cri d'un singe hurleur venait percer le ronflement des lézards et des cigales, un grognement rauque semblable au ricanement d'un mort ou d'un esprit, une plainte désespérée lancée telle une bouteille à la mer. La jungle, par l'intensité de ses nuances émeraude, par l'harmonie de ses sons prenait corps autour de moi formant à elle-seule une entité à part entière, sauvage, détachée, enivrante et inspirant ses visiteurs à la nudité, moins celle du corps que celle de l'esprit.
C'est comme un sort que l'Amazonie paraît jeter forçant à dépouiller l'humain de tout.
C'est ainsi qu'une nuit, alors que notre bateau flottait sur les étoiles, le ciel d'un noir de jais se reflétant sur le fleuve tel un double miroir, et que nous cherchions parmi les astres les yeux jaunes des caïmans que la révélation explosa dans ma tête. La raison du voyage, de sa lancée intrépide en avant se trouvait ici, en pleine Amazonie, à cet instant exact où la voie lactée, clairement visible en cette nuit de Mai, illuminait le ciel. Si ce 3 Février, cet hiver-là, je m'étais tenue debout, serrée contre la foule, coincée dans un des wagons du métro londonien en direction de l’aéroport d'Heathrow, c'était précisément pour ça, pour vivre cette nuit-là.
La beauté n'avait d'autre fin qu'elle même, le voyage d'autre force que sa nature.
Dans un tourbillon d'étoiles, la barque dériva et le cri de la jungle créa comme une musique dans l'univers. Les crapauds, les singes, les oiseaux, les cigales, les crocodiles chantaient à l'unisson un air chaud et caressant, entrecoupé par de brèves exclamations aiguës, et le bruit venait à l'intérieur du ventre remuer les papillons, entremêler leurs ailes dans un nuage de couleurs. Immobile, j'enfermais dans ma tête le souffle de ce grand poumon vert et ce râle vivant resta ensuite longtemps dans mes oreilles, comme ces chansons entêtantes dont on ne se libère plus.
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